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Libye : objectif Kaddafi



Des insurgés exultent à Al-Wayfiyah, près de Benghazi, le 20 mars. Des insurgés exultent à Al-Wayfiyah, près de Benghazi, le 20 mars. © Patrick Baz/AFP

D’un côté, des Occidentaux qui souhaitent renverser le "Guide". De l’autre, un dictateur qui compte retourner l’opinion mondiale en sa faveur. Les premiers sont pressés d’en finir, le second mise sur l’enlisement. Qui aura le dernier mot ?

Depuis le samedi 19 mars en début de soirée, la première guerre occidentale contre un régime africain reconnu par la communauté des nations – ce qui n’était pas le cas de celui de la Somalie, en 1993 – est en cours, pour le meilleur ou pour le pire. Pour le meilleur, car son dictateur totalement obsolète, ultime survivant sur le continent d’un Jurassic Park liberticide mué en État clanique et mafieux, a manifestement décidé de se battre jusqu’au dernier Libyen. Mettre un terme définitif à cette folie erratique est donc un acte de salubrité publique, dût-il être accompli avec l’aide de ceux qui, hier, jugeaient sa tente fréquentable et son amitié rentable.

Pour le pire ? Ce n’est pas exclu. Le Moloch de Bab el-Azizia, dont l’instinct de survie n’est plus à démontrer, peut encore faire bien des victimes et espérer, en diluant ses troupes au sein de la population civile, obliger ceux qu’il appelle les croisés à multiplier les bavures meurtrières. Histoire d’attendre le jour où l’opinion internationale et Al-Jazira estimeront que les « opérations humanitaires » sont devenues autant de crimes de guerre. Ce retournement avait pris deux semaines lors de l’invasion de l’Irak. Ne nous y trompons pas : seuls les jeux vidéo permettent de détruire les armements sans tuer les hommes.

Bien que peu probable, tant sont dévastateurs les dégâts infligés par la coalition franco-américano-britannique à ses unités d’élite (qui ne le sont qu’à la parade, comme la fameuse garde républicaine de Saddam Hussein), ce dernier scénario n’est pas à exclure. L’effet de sidération passé, Mouammar Kaddafi, qui avait mis plus d’un mois à se remettre du bombardement de sa caserne par les avions de Ronald Reagan en 1986, n’a pas tardé cette fois à réapparaître, plus hystérique que jamais. Il sait qu’au sol, face à lui, ce ne sont pas les marines qui se battent, mais des milices d’insurgés qui ne maîtrisent pour l’instant que deux tactiques : les barrages routiers et la retraite en désordre.

À l’aise dans le chaos, le colonel ne s’est pas encore effondré, au point que les concepteurs de l’opération Odyssey Dawn (que Nicolas Sarkozy, droit sur ses ergots tricolores, préfère appeler Harmattan) misent ouvertement sur l’acte patriotique d’un insider du premier cercle qui déciderait que le sort de la Libye est plus important que celui de son « Guide ». Compte-t-il aussi sur le soutien de ses pairs africains, à qui il ne cesse de téléphoner ? C’est possible. Nombre d’entre eux, ainsi que quelques intellectuels du continent, partagent en effet l’argumentation suivante, qu’il est utile d’examiner. 


Visite guidée de bâtiments publics bombardés par la coalition, à Tripoli, le 20 mars.
© Imed Lamloum/AFP

"Ce n’est pas une révolution, c’est une rébellion."

Dans ce numéro de J.A, Jean Ping, le président de la Commission de l’Union africaine, et Idriss Déby Itno, le chef de l’État tchadien, développent cet argument. Vrai et faux à la fois. Faux, parce que le mouvement a commencé par des manifestations à travers tout le pays, aussi bien dans l’Ouest que dans l’Est, lesquelles ont été aussitôt réprimées. Vrai, parce que les insurgés, contrairement à leurs voisins tunisiens et égyptiens, sont comme tous les Libyens imprégnés d’une culture de la violence instillée par quatre décennies de kaddafisme. « Si nous n’avons pas pris les armes dès le premier jour, c’est parce que nous n’avions pas d’armes », confiait ainsi un jeune de Misrata au New York Times.

"C’est une guerre tribale Est contre Ouest."

Autre argument suggéré par Ping et quelques chefs d’État. Là encore, vrai et faux. Vrai, car la plupart des leaders du Conseil national de transition (CNT), la plupart des diplomates qui ont fait défection, le général Abdelfettah Younes Oubeidi – ex-ministre de l’Intérieur et chef militaire de la rébellion – ainsi que l’essentiel des troupes de la « Libye libre » sont originaires de Cyrénaïque dont la capitale, Benghazi, a toujours été un fief de l’opposition. Faux, car le brassage urbain (85 % des Libyens sont des citadins) est allé de pair avec un brassage tribal. Beaucoup de ressortissants de l’Est vivent dans l’Ouest, où plusieurs villes se sont révoltées ; Tripoli est un melting-pot communautaire, et des dizaines de milliers de Warfallas (tribu majoritaire en Tripolitaine) vivant en Cyrénaïque ont manifesté leur soutien à l’insurrection.

"C’est de l’ingérence sélective."

Beaucoup d’Africains le pensent, et ils n’ont pas tort. Pourquoi la « responsabilité de protéger » (nouveau concept à la mode) n’a-t-elle pas été appliquée aux Palestiniens de Gaza en 2008-2009 (1 500 civils tués), à Bahreïn, au Yémen, en Syrie ou ailleurs aujourd’hui ? Reste que, à l’exception de Nicolas Sarkozy, les Occidentaux ne sont entrés en ­guerre qu’à reculons à la suite d’une résolution de l’ONU, avec l’aval de la Ligue arabe, et surtout à l’appel pressant des insurgés eux-mêmes. Barack Obama, qui aurait bien voulu éviter d’écorner ainsi son Nobel de la paix, n’a pas été le moins hésitant. Surtout, il faut être clair : ceux qui rejettent cette intervention n’ont rien d’autre à proposer aux Libyens que de subir la vengeance de Kaddafi.

"Il fallait laisser l’Union africaine négocier avec Kaddafi."

Pourquoi pas ? Mais négocier quoi ? Idriss Déby Itno et Jean Ping affirment que le colonel était prêt à toutes les concessions pourvu qu’il reste au pouvoir et que les rebelles déposent les armes. Le problème est qu’aucune de ses déclarations publiques depuis le début de la crise ne l’atteste. Il n’y est question que de « rats », de « pouilleux » et de « terroristes d’Al-Qaïda » qu’il convient d’« éradiquer ». Aucun de ses actes non plus, puisque son armée s’apprêtait à prendre d’assaut Benghazi. Difficile, dans ces conditions, de lui accorder le moindre crédit. Cela dit, une chose est sûre : en mettant les chefs d’État africains devant le fait accompli sans même faire mine de les consulter, alors que cinq d’entre eux s’apprêtaient, le 19 mars, à se rendre en Libye pour une hypothétique médiation, MM. Sarkozy, Cameron et Obama ont – sans doute involontairement, dans la précipitation, mais de manière significative – fait preuve à leur égard d’une forme de mépris. C’est inacceptable, mais hélas douloureusement compréhensible, l’Union africaine se montrant incapable depuis plus de quatre mois d’apporter la moindre solution au drame ivoirien.

"Kaddafi, tout de même, c’est un grand Africain."

« Un des chantres de l’unité africaine, dit Adame Ba Konaré, malgré ses méthodes souvent étranges. » Il est vrai que la popularité du « Guide » reste non négligeable sur le continent, où ses postures d’opposant à l’échelon mondial ont toujours fait recette. Au point que seul le président rwandais, Paul Kagamé, a osé soutenir publiquement l’intervention des coalisés. Reste qu’il ne s’agit pas en l’occurrence d’une révolte des Africains contre Kaddafi, mais d’une révolte des Libyens, c’est-à-dire d’une partie de son propre peuple. Simple question à ceux qui, hors de Libye, le défendent et se disent tous démocrates : accepteraient-ils de vivre dans un pays où il n’y a ni partis politiques, ni Constitution, ni élections, et où le chef suprême est installé à vie au pouvoir ?

"C’est Al-Qaïda qui va en profiter."

Sans partager la délirante rhétorique de Kaddafi et de son fils Seif el-Islam, pour qui les insurgés sont tous des terroristes islamistes, les gouvernements de certains pays voisins, notamment de l’Algérie et du Tchad, estiment que l’anarchie et la dissémination des armes lourdes qui ont suivi le pillage des arsenaux libyens ne peuvent que profiter aux hommes d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Idriss Déby Itno le dit ouvertement : les islamistes de l’ex-Groupe islamique combattant libyen (GICL) ont participé au soulèvement et ils ont d’ores et déjà fourni à Aqmi des armes et des munitions qui risquent de rendre cette guérilla quasi invulnérable au Sahel. Particulièrement vigilante sur ce point, l’armée algérienne a mis ses troupes en état d’alerte tout le long de la frontière avec la Libye.

"C’est une guerre pour le pétrole."

Oui et non. Oui, parce que si la Libye n’était pas un pays producteur de pétrole, il n’aurait pas cette importance géostratégique et les Occidentaux se seraient vraisemblablement abstenus d’intervenir au sein de ce qui est aussi, qu’on le veuille ou non, une guerre civile. Non, car cette guerre n’est pas menée pour sécuriser les approvisionnements de l’Europe en pétrole. Des sociétés américaines, françaises, britanniques, italiennes et autres opéraient sans aucun problème dans la Libye de Kaddafi, lequel n’avait aucune intention de les contrarier tant qu’on le laissait capter et utiliser à son profit l’argent des hydrocarbures.

"Le véritable objectif de l’opération, c’est d’abattre Kaddafi."

Tous les chefs d’État africains le pensent et ils reprochent aux Occidentaux leur « hypocrisie » : pourquoi la coalition n’a-t-elle pas le courage de le dire ? Dans une lettre adressée le 23 mars à Barack Obama, John Boehner, le président de la Chambre des représentants, se veut plus précis : « Serait-il acceptable que Kaddafi demeure au pouvoir après la fin de nos opérations militaires ? » Pour Sarkozy, Cameron, Hillary Clinton et Susan Rice, la représentante américaine à l’ONU, très en pointe sur le sujet, la réponse à cette question est non. Même si la résolution 1973 de l’ONU n’en fait évidemment pas mention, il s’agit bien de faire partir Kaddafi « dead or alive » – c’est d’ailleurs ce que souhaitent aussi, sans l’exprimer, la quasi-totalité des chefs d’État arabes et tous les démocrates dans la région.

Et c’est aussi ce qui inquiète quelques autocrates africains, lesquels ressentent avec le reclus du bunker de Bab el-Azizia une communauté de destin. L’idéal bien sûr serait que ce soient les Libyens qui se chargent de cette tâche, en évitant que s’installe une partition à l’ivoirienne du pays. En sont-ils capables ? Répondre à cela équivaut, pour l’instant, à sauter dans l’inconnu… 





06/07/2011
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