MOPJAD Infos

LA NEGRITUDE

Ce mot est un néologisme employé par le poète dramaturge martiniquais Aimé Césaire dans les années 1930. Toute société humaine a sa civilisation, plus ou moins riche, plus ou moins originale selon sa personnalité. Cette civilisation est essentiellement basée sur la culture qui est l’expression des mœurs, les sciences et techniques, les arts et les lettres… qui expliquent les façons de sentir, de penser et d’agir de chaque groupe humain.

Les négro- africains ont donc comme toutes les autres races de la terre un ensemble de qualités qui leur est propre. Certains de ces valeurs peuvent se retrouver chez d’autres peuples mais certainement pas toutes ensemble.

Ainsi pour Senghor « la négritude est donc l’ensemble des valeurs de civilisation du monde noir » telles qu’elles s’expriment dans la vie et les œuvres des noirs . Elle n’est ni racisme, ni un complexe d’infériorité, mais rien qu’une » volonté d’être soi-même pour s’épanouir » . Ainsi définie, la Négritude était au départ une littérature de combat. Il fallait d’abord combattre avec vigueur pour se faire une place au soleil. Il fallait frapper un grand coup pour faire valoir la culture noire sur le plan international.

 

Il convient de noter que cet engagement culturel était doublé d’un engagement politique. La Négritude était également une arme de combat pour la décolonisation. Le noir était traité en sujet ou en citoyen de seconde zone, on niait au noir toute civilisation en tout cas une civilisation égale ou différente. On lui déniait jusqu’au droit de reconnaître cette différence de la cultiver, de la réclamer. Pour Césaire donc «la Négritude est la simpLe reconnaissance du fait d’être noir et l’acceptation de ce fait, de son destin de noir, de son histoire .

(1-2) Négritude et Civilisation de l’univers p.91,Senghor.

D’abord la Négritude est un fait, une culture. C’est l’ensemble des valeurs économiques, politiques, intellectuelles et morales, artistiques et sociales non seulement des peuples d’Afrique mais aussi des minorités d’Amérique et des Antilles. Les peuples africains ont bâti des civilisations et ont connu des artistes spécialistes des sciences humaines et critiques d’arts qui découvrirent et commencèrent à s’exalter au début du siècle.

La Négritude « c’est l’acceptation de ce fait », autrement dit assumer les valeurs de civilisation du monde noir, les actualiser pour les vivre par soi- même et pour soi.

La Négritude englobe bien des mouvements culturels lancés par une personnalité ou par un groupe de nègres : aux USA mouvements de Niagara et de la Négro-renaissance, mouvement anglophone de l’African Personalituy, aux Antilles et en Afrique mouvement francophone de la négritude. Ces œuvres sont l’expression à la fois de la révolte et de la réventication d’une identité bafouée. Il faut ajouter à celles-ci, d’autres qui traduisent le légitime souci des nouvelles générations de s’identifier à des figures prestigieuses du passé pré- colonial et d’en restituer la mémoire à savoir la légende de M’foumou Ma Mazomo 1954 de Jean Malonga, Soundjata ou l’épopée Mandingue 1960 de Djibril T Niane.

Au moment ou s’affirmait l’idée de la Négritude dans les années cinquante, la littérature africaine s’adressait en priorité à un public occidental auquel elle se proposait d’apporter la preuve de la richesse et de la diversité des civilisations du monde noir. Dans le but de relever le scandaleux défi de l’Europe, les poètes romanciers et dramaturges nègres entreprirent donc par œuvres interposées d’opposer au mépris ou à la méconnaissance par l’Occident, l’image d’une Afrique aux traditions multiples et complexes. Ses valeurs culturelles qui façonnent l’homme

(1)- Négritude et civilisation de l’univers P.270 Senghor

Négro-africain, des poètes, reposent sur l’instance « émotion » et cette raison explique suffisamment l’allégeance des auteurs aux valeurs bénéfiques du passé, leur adhésion au culte des ancêtres. C’est dans et par la religion même que les négro-africains foncièrement idéalistes renouaient avec la transcendance divine.

En 1948, Présence Africaine publiait l’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de L. S. Senghor, un ouvrage consacré à seize poètes africains, antillais et malgaches d’expression française. Vu le contenu du livre, vu aussi la teneur du message poétique, vue en outre la célèbre préface dont l’a honorée J. P. Sartre (Orphée Noir), vu enfin l’évolution thématique amorcée par l’art poétique, cette anthologie a pu de nos jours singulièrement passer pour être la « Défense et illustration de la poésie négro-africain ».

Dès son apparition, elle fit l’effet d’un pétard sur des groupes sociaux différents que leur méfiance dans leur apparent antagonisme cantonna derrière leur barricade respective d’observation. Ce coup de pétard allait annoncer un évènement car l’entreprise était de taille et ne laissait aucun doute sur la possibilité ou la capacité d’un regain d’énergie et de courage de la part des jeunes cadets des illustres auteurs de la Négritude. Parmi ces cadets pointaient des talents éclaireurs de la génération de nouveaux écrivains.

L’entreprise de Défense et illustration de la poésie annonçait des plans successifs ultérieurs à leur programme respectif d’activités littéraires. Elle supposait diverses directions que les générations d’écrivains allaient suivre certes plus ou moins conformément à l’esprit Césaro-Senghorien, de l’engagement politique et de la révolution des valeurs nègres. Dès son apparition, l’anthologie s’est affirmée comme l’expression d’une révolte. Les textes publiés venaient confirmer l’impertinence de l’image « table rase ». Ils venaient prouver qu’avant la colonisation du continent il n’avait pas de vide africain du point de vue historique, politique, littéraire, notamment culturel. L’entreprise des auteurs, le caractère polémique du message poétique et de la préface du livre d’une part et d’autre part l’art, le style, toutes ces démarches font penser dans une large mesure aux poètes de la Pléade entre autre Du Bellay, Ronsard et Baïf auteurs de la Défense et illustration de la langue française .

Profondément engagée sur le plan de la politique et davantage sur le plan de la culture, la poésie de l’anthologie s’affirme comme l’arme de la réhabilitation négro-africaine, la défense énergique du patrimoine culturel avant d’apparaître comme la démonstration de la créativité nègre. Deux des éminents représentants de cette poésie négro-africaine demeurent Césaire et Senghor dont les premiers poèmes ne manquèrent pas d’inspirer à Sartre cet éloge enthousiaste : « la poésie noire de la langue française est de nos jours la seule grande poésie révolutionnaire » (1). J

ean Paul Sartre poursuivit :

« Qu’est- ce donc vous espériez, quand vous étiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relèveraient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs debout qui nous regardent et je vous souhaite de ressentir comme moi le saisissement d’être vus. Car le blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans qu’on le voie ; il était regard pur, la lumière de ses yeux tirait toute chose de l’ombre natale, la blancheur de sa peau c’était un regard encore, de la lumière condensée. L’homme blanc, blanc parce qu’il était homme, blanc comme le jour, blanc comme la vérité, blanc comme la vertu, éclairait la création comme une torche, dévoilait l’essence sécrète et blanche des êtres.

Aujourd’hui, ces hommes noirs nous regardent et notre regard rentre dans nos yeux ; des torches noires, à leur tour, éclairent le monde et nos têtes,

(1) Orphée noir de Jean Paul Sartre, qui est Préface de l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold Sédar Senghor

blanches ne sont plus que de petits lampions balancés par le vent. Un poète noir, sans même se soucier de nous chuchoter à la femme qu’il aime :

" Femme nue, femme noire

Vêtue de ta couleur qui est vie

Femme nue, femme obscure,

Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases de vin noir".

Et notre blancheur nous paraît un étrange vernis blême qui empêche notre peau de respirer, un maillot blanc, usé aux coudes et aux genoux, sous lequel, si nous pouvions l’ôter, on trouverait la vraie chair humaine, la chair couleur de vin Noir" .

C’était en 1948. Jean Paul Sartre signait alors Orphée noir, préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor. Il apportait son soutien à un monde noir jusqu’alors, sinon confiné dans la sous- culture du moins considéré comme à peine descendu de son arbre. Il ouvrait de nouveaux espoirs. Le noir cherche à affirmer sa personnalité à la face du monde, à faire partager sa conception du monde, ses conceptions religieuses et culturelles à travers la littérature écrite et orale, le théâtre, le cinéma, la peinture, la musique. Depuis lors, des années se sont écoulées et malgré l’autonomie administrative accordée aux territoires d’Afrique et entérinée par le vote en France de la loi cadre de 1956 ; malgré l’africanisation progressive des cadres de direction depuis cette date et même au Lendemain des indépendances africaines qu’ils réclamaient à cors et à cris ou simplement souhaitaient selon le degré d’engagement ou de prudence des écrivains, on peut dire que la poésie s’affirmait comme la Défense et l’illustration des valeurs nègres et le lien de protestation politique. 

Orphée noir de Jean Paul Satre, qui est la préface de l’Anthologie de la nouvelle poésie Nègre et Malgache de Léopold Sédar Senghor.

 

La perspective du futur, Césaire l’entrevoit déjà dans son poème intitulé Demain :

Demain

Je suppose que le monde soit une forêt- Bon !

Il y a des baobabs, du chêne vif, des sapins noir, du noyer blanc.

Je veux qu’ils poussent tous, bien fermes et durs, différents de bois de port et de couleur.

Mais pareillement pleins de sève et sans que l’un empiète sur l’autre différents à leur base.

Mais oh !

Que leur tête se rejoigne oui très haut dans l’éther

Égal à ne former pour tous

Qu’un seul toit. Je dis l’unique toit tutilaire.

* * *

Ce poème est écrit vers 1956 dates de la loi cadre octroyant l’autonomie aux territoires africains colonisés.

Le mot" demain" titre de l’extrait de poème nous place dans la perspective de l’avenir – l’avenir est dans le futur et le futur est le temps des hypothèses. Dans ce cadre, le verbe est au subjonctif" que le monde soit"… crée un monde par la seule volonté de l’auteur.

Cette réalité émergée de l’esprit du poète se transpose en certitude de celui qui dit avec force pour faire écouter le monde.

" Je veux qu’ils poussent tous"," que leur tête se rejoigne ". Le poète devient une sorte de devin : il lui suffit de dire pour que les êtres et les choses viennent à l’existence. Il ne remonte pas ici, le cours du temps pour renouer manifestement avec les choses ancestrales africaines, il projette sur l’écran

Aimé Césaire, Et les chiens se taisaient

de l’avenir le monde qu’il invente et qu’il veut libre de toute contrainte. Ses exemples sont puisés dans la nature. C’est pourquoi nous voyons en lui l’homme qui tout en traduisant ses espoirs, prophétise des lendemains meilleurs. Dans l’espoir que ses désirs sont des certitudes et ses rêves des probabilités à plus ou moins longue échéance, il donne un programme d’action qui mesure la noblesse de ses ambitions. Comme les espoirs de l’homme sont dans ses désirs et que ceux- ci ne valent que par l’action, Césaire traduit donc dans son programme le sens dans lequel il veut agir (voir Cahier d’un retour au pays natal).

Le poète vise, à unir toutes les races dans le monde. Pour les unir, il veut les regrouper comme on voit regroupés les arbres de la forêt sans que l’un empiète sur l’autre. Par devoir les hommes se regroupent dans la discipline et comme le sont les arbres " differents à leur base" et à l’instar des cimes de ces arbres et dans la perspective d’une union universelle ils veulent que " leur tête se rejoigne" et ne former qu’un seul toit. A cet effet il supprime d’abord dans le monde toute forme de ségrégation raciale. Il faut se côtoyer dans le coude à coude, les races humaines autant que les individus comme dans la forêt où se côtoient non seulement les arbres distincts mais encore les espèces végétales telles que celles des" baobabs, du chêne vif, des sapins noirs, du noyer blanc" qui sont pourtant des spécimens " différents de bois, du port, de couleur".

Il y supprime ensuite les distinctions raciales tout à fait ignorées du règne végétal. Il y veut des hommes libres comme le sont les arbres pour que, comme eux ils poussent tous bien fermes et dures pareillement pleins de sève ? Telle est en substance la matière du baobab et tel est le sens dans lequel le poète veut agir.

L’entreprise, le sens de l’action à la fois politique et sociale sont traduits dans un message, le message de la fraternité.

Dans le champ d’expression de cette fraternité se résorbent les distinctions de race parce que les arbres ignorent, toute forme de discrimination. La fraternité réalisée l’identité des essences fondamentales, celles des structures biologiques. Le moyen technique par lequel le poète traduit ses sensations est le symbole. Dans sa pensée il assimile le monde à une forêt peuplée de baobabs, de chênes, de sapins qui sont des spécimens végétaux revêtus de symboles pour la circonstance. Le tronc du sapin est généralement gris, le noierai a le tronc gris- clair et pourtant ces deux spécimens végétaux apparaissent autrement pigmentés dans le poème, le poète y mentionnant les sapins noirs aux côtés du noyer blanc. Q’on ne s’y trompe guère !

La mention délibérée de ces couleurs qui ne sont pas les couleurs naturelles, confère à celles-ci une valeur également symbolique. Elle n’est pas gratuite et traduit un des soucis majeurs du poète qui est d’affirmer la nécessaire cohabitation, l’équivalence et même l’égalité de ces couleurs. Le monde, dans l’imagination du poète et la tête humaine.

Les arbres pareillement pleins de sève sont les hommes également dotés de sang ou de toutes autres substances fondamentales et ces arbres qui vivent sans que l’un empiète sur l’autre sont les mêmes hommes crées pour jouir des mêmes lois naturelles. En même temps qu’il préconise une vie harmonieuse entre toutes les races, l’auteur a le souci de préserver du gouffre de l’anéantissement ses valeurs culturelles noires. Cette nécessité traduit chez l’auteur la volonté de son enracinement d’africain déraciné et longtemps exilé. L’homme qui veut reprendre racine voit dans l’arbre le symbole par excellence de ce qui a des racines, le symbole de l’être profondément enraciné. Ainsi préfère- t- il puiser ses exemples aux sources éternelles du règne végétal.

Vu la date de publication du poème, nous pouvons penser ici à l’institution dénommée Union Française, c’est-à-dire la France entourée des DOM TOM (Départements d’Outre- Mer et Territoires d’Outre- Mer et autres états associés (institution votée par la Constitution de 1946) aussi bien qu’au rejet de communauté Française. Dans les deux cas de regroupement, des responsables élus représentaient respectueusement les pays concernés et ils formaient un grand ensemble uni. Qu’on la prenne donc au sens propre de toiture végétale et de toit domestique ou bien au sens figuré de couverture ne cesse de représenter le champ d’expression, le lieu d’exercice ou de contrôle, en somme la juridiction d’une tutelle administrative avec la participation effective des élus locaux.

 

LA MAIN TENDUE DE L’AFRIQUE

Je voie l’Afrique multiple et une

Debout dans la tumultueuse péripétie

Avec ses bourrelets et ses nodules

un peu à part mais à portée de siècle

comme un cœur de réserve

que je l’émiette doucement

Entre le pouce et l’index

que je m’en frotte doucement la main

la main droite le cœur

Je crie ooh mère !

Inclinant ma face

La main tendue

A toutes les mains du monde

Les mains blanches

A toutes les mains tuméfiées

Dans ce poème qui suit de peu la proclamation de l’indépendance de a Gold Coast devenue la République du Ghana en 1960, et celle de la Guinée Conakry (1958), est la date effective du 2ème congrès International des Ecrivains et artistes noirs tenu à Rome (le premier congrès ayant eu lieu à Paris en 1956). Elle précède de peu l’année de la vague d’indépendance des anciens territoires

(1) Aimé Césaire, Et les Chiens se taisaient

coloniaux d’Afrique (1960-61).

Déclarer l’Afrique" à portée du siècle c’est dire que le continent devenu souverain et maître de son destin sur le plan international est prêt à intégrer le concert des Républiques et à entrer dans le siècle des nations dites civilisées donc, prêt à affronter l’ère de la technologie expérimentée par les civilisations européennes, prêt aussi à affronter les difficultés inhérentes à son intégration dans le processus du développement technique des temps qui courent.

Le poète célèbre les valeurs de la civilisation africaine, singulièrement culturelles par exemple le mode de connaissance fondé sur l’intuition et le mode de vie basé sur l’éthique des mœurs et des habitudes spécifiques de l’homme africain. Ces deux aspects de valeur de civilisation peuvent apporter à l’humanité un cœur nouveau car l’Afrique apparaît comme une terre en friche, "un cœur de réserve" ; le cœur étant le siège de l’émotion est propre à tempérer la brutalité agressive du diktat du rationalisme ou des décrets péremptoires de la raison absolutiste. Son souffle nouveau vient lubrifier la machine rouillée de la raison desséchée de la civilisation européenne.

En tant que réalité multiple et une l’Afrique se trouve caractérisée par la diversité des races qui s’y côtoient. Nous appelons races les groupements humains d’origine négro égyptienne, négro soudanienne et négro berbère. Mais cette diversité se résout dans la communauté de pensée des différentes populations, dans l’identité profonde du culte voué à la tradition ancestrale, dans l’identité des manifestations et sensibilités émotives.

L’image traduite par l’expression "main tendue à toutes les mains blessées du monde" fait référence à tous les pays jadis colonisés par les armes et relégués à la catégorie du sous- monde exploité jusqu’à la moelle, blessé au contact du réalisme brutal, rébarbatif et déshumanisant des civilisations occidentales. L’Afrique appartient à l’espace de ce tiers monde. Ainsi libérée du joug colonial s’empresse t- elle de tendre sa main blessée à d’autres mains blessées afin qu’ensemble elles puissent travailler chacune à la construction ou reconstruction et au développement de leur pays respectif.

L’examen du poème fait apparaître trois idées directrices. On y relève :

-l’image ou la vision que Césaire se fait de l’Afrique. C’est l’image de la diversité et de l’unicité du continent," un peu à part à" cause de sa civilisation particulière et du support culturel spécifique de celle-ci, mais à portée du siècle tout de même et privilégiée par" son cœur de réserve" ;

-l’amour du poète pour l’Afrique- l’Afrique c’est le pays des aïeux, la terre des ancêtres, la terre mère, ( ooh mère !) qui mérite qu’on incline sa face au devant d’elle, qu’on "l’émiette" et en frotté le corps pour reprendre des forces. C’est la terre de beauté avec ou en dépit de ses bourrelets, ses nodules qui accaparent l’esprit, prodigue à l’exilé l’apaisement salutaire tant désiré et attendu. C’est la terre de bonté où l’humanisme oblige, où l’accueil et la bonne parole édifient les cœurs desséchés," la forgé et le silo" rivalisent d’ardeur et d’endurance comme ils regorgent d’abondance et de générosité. C’est la terre de vérité où"la vérité qui s’avise, la vérité seule et la vérité crue" sort toujours de la bouche des sages et des maîtres du savoir ;

-le sentiment de solidarité de l’Afrique qui est traduit dans l’image "main tendue".

Ici la main droite dont la paume devant faire face au reste du monde dans le geste significatif de l’amour, de l’union, de l’entraide. Le continent tend une main fraternelle à toutes les mains tuméfiées : mains brunes, jaunes, brunes, jaunes, blanches. Parmi tant d’autres conquêtes en effet, la conquête de sa souveraineté par l’Afrique ne contribue- t-elle pas davantage à la constructioneffective des Etats qui la constituent ?

L’amour du poète pour l’Afrique est un amour de tendresse de piété filiale.

Il est de l’amour qu’inspire la terre des ancêtres, c’est l’amour de tous les noirs du monde. Le message que le poète apporte au monde entier est formulé au nom de ces noirs, l’image de la main tendue serait bien banale si elle n’était pas celle qui jette les armes, geste que symbolise ici du geste utilisé par les athlètes dans les combats. Cet amour exige porte à refaire l’homme dénaturé par les méfaits de la civilisation, à réinventer l’homme, le regard nouveau de l’homme. Il se veut amour de l’homme tout court.

Nous voyons donc à travers ces deux poèmes que la négritude de Césaire lion d’être un facteur de division a une dynamique de rassembler non pas des seuls peules noirs d’Afrique et de la diaspora mais de tous les hommes quelle que soient leur couleur et leur culture. Cette diversité dans l’union devient ainsi un facteur d’enrichissement. Mais il convient de préciser que l’auteur s’oppose de toutes ses forces à une quelconque domination d’une race par l’autre car elles se valent toutes.

L’engagement de Césaire est un engagement constructif. Dans son premier recueil "Cahier d’un retour au pays natal" il exprime à la fois la souffrance et la quête de liberté du peuple antillais dont Césaire se veut le porte parole. Cette œuvre mai^tresse nous restitue l’itinéraire passionné du poète noir confronté à son destin de colonisé, aliéné par des siècles d’abâtardissement et pourtant désireux de relever la tête et de manifester hautement sa Négritude retrouvée. Mais ce parcours est semé d’obstacles dont les plus redoutables sont peut-être ceux qui résultent du mensonge colonial assimilé et intériorisé par le colonisé lui- même qui suit est l’un des plus expressif à ce sujet :

"Et ce pays cria"(1) Et ce pays cria pendant des siècles que nous sommes des brutes ; que les pulsations de l’humanité s’arrêtent aux portes de la nègrerie ; que nous sommes un fumier ambulant hideusement prometteur de cannes tendres et de coton soyeux et l’on nous marquait au fer rouge et nous dormions dans nos excréments et l’on nous vendait sur les laces et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme, tranquille, disant que l’esprit de Dieu était dans ses actes. Nous vomissure de négrier Nous vénerie des calebars Quoi ? se boucher les oreilles ? Nous, soûlés à crever de roulis, de risées, de brume humée ! Pardon tourbillon partenaire ! J’entends de la cale monter les malédictions Enchaînées, les hoquettements des mourants, le bruit D’un qu’on jette à la mer… les abois d’une femme en gésine… des raclements d’ongles cherchant des gorges… Sûrs ricanements de fouet … des farfouillis de vermine Parmi les lassitudes… Rien ne peut nous insurger jamais vers quelque noble aventure désespérée. Ainsi soit-il, Ainsi soit-il. Je ne suis d’aucune nationalité prévue par les chancelleries. Je défie le craniomètre- HomoSum, etc. Ainsi soit-il. C’était écrit dans la forme de leur bassin. ___________________________________________________________________________ 1) Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1947 *** Le titre du poème Et ce pays cria est en lui –même assez évocateur de la souffrance du noir. On crie de joie, on crie de douleur. Il s’agit bien ici de douleur. Là l’œuvre divine de la création se répartit entre les humains et les animaux. C’et à cette dernière catégorie que le blanc classe le noir qui n’est qu’une bête brute. Le nègre qui n’a rien d’humain vit dans sa nègrerie comme le porc dans sa porcherie. Le nous employé par le poète l’englobe lui- même et tous ses frères noirs dont il se sent solidaire. La souffrance devient alors le lot commun de tous les noirs. Le nègre est essentiellement considéré par le blanc comme une force de travail une sorte de bête de somme apte seulement aux travaux exigent beaucoup de force comme l’agriculture. Les vers 5-6-7 font clairement référence à la traite des noirs qui a vidé le continent de ses bras valides. Transporté par la force aux Antilles ou dans les immenses plantations des Etats-Unis, son travail se limitait à la production des richesses comme le coton et la canne à sucre qui ont fait la richesse de ces pays. Quelle souffrance pour ces pauvres bêtes humaines macérant dans leurs excréments, croupissant au fond des cales des négriers affrétés pour le transport, dans des odeurs absolument pestilentielles. Arrivés à destination et avant d’être vendus comme du bétail sur la place du marché, les noirs étaient marqués au fer rouge par la marque du négociant pour être facilement identifiés. A cette misère du noir correspond l’indifférence du blanc qui n’éprouve aucune émotion car pour lui le noir est le damné de la terre, la créature maudite. Cette mentalité aurait pour origine certains écrits selon lesquels le prophète Noé tourné en dérision par un de ses enfants, maudit ce dernier qui deviendra plus tard l’ancêtre des noirs et ce pays était calme, tranquille disant que l’esprit de Dieu était dans ces actes. Alors pourquoi s’apitoyer sur le sort de l’homme tourmenté par Dieu ? Ce serait s’opposer à la volonté divine. Il est alors permis de penser que la traite négrière a été cautionnée ou a eu l’aval de l’église. La conception du blanc selon laquelle il est supérieur au noir est solidement ancrée dans sa mentalité. Le poète ouvre une petite fenêtre sur la chasse au nègre en vue de sa capture. Une certaine habitude du malheur pour reprendre le sous- titre d’un roman de Mongo Beti, paraît définir le destin du noir d’Afrique. Son martyr commence au début du XVIIème siècle avec la traite négrière qui se soldera par des déportations massives évaluées à plusieurs millions d’individus. Pourchassés jusqu’au tréfonds de la forêt et de la savane, parfois vendus par leurs propres frères, des hommes et des femmes sont acheminés vers les Amériques et les Caraïbes dans les cales des bateaux négriers. Leur destin est l’esclavage dans les plantations de coton et de canne à sucre du nouveau monde. C’est ce que traduisent les vers : " Nous vomissures de Négrier Nous vénerie des calebars" Car la vénerie est de l’art de la chasse à courre où l’on poursuit la bête jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus. Les conditions de la traversée étaient épouvantables : esclaves enchaînés, suffoquant, sans aucune hygiène ce qui provoquait de nombreux morts. Les rébellions étaient punies de mort le bruit d’un qu’on jette à la mer"ou très sévèrement réprimées" ricanements de fouet". Le poète s’insurge contre les écrits mais surtout contre ce sort inhumain du noir. Il se définit non pas comme une bête de somme, mais comme un homme tout court. Le thème de l’enracinement dans l’Afrique mère est l’un des leitmotive de la poésie de Senghor. A l’inverse d’Aimé Césaire, deux fois exilés, et pour qui l’Afrique représente un continent mythique, l’auteur d’Ethiopiques puise son inspiration aux sources même du pays sévère qui le vit naître. " La moitié" de mes poèmes, fait-il observer, m’ont été inspirés par deux cantons, celui de Joal ou je suis né, et celui de Fimba, près de Djibor où j’ai passé mon enfance. C’est ce royaume d’enfance que le poète retrouve par la magie incantatoire du verbe dans le poème " Joal" qui évoque d’une manière étonnante des scènes marquantes, à la fois paiennes et chrétienne, de l’enfance du poète. On notera que ce poème composé en Europe est emprunt de la nostalgie que souligne la série des anaphores " Je me rappelle". JOAL(1) Joal ! Je me rappelle. Je me rappelle les signares à l’ombre certes des vérandas les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève Je me rappelle les fastes du couchant Où Koumba N’Dofène voulait faire tailler son manteau royal. Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots Je me rappelle la voix païenne rythmant le Tantum ergo Et les processions et les palmes et les arts de triomphe. Je me rappelle la danse des filles nubiles ________________________________________________________________ (1) L.P.Senghor Chant d’ombre, le Seuil 1945 Les chœurs de lutte oh ! La danse finale des jeunes, buste penché élancé, et le pur cri d’amour des femmes Kor siga ! Je me rappelle, je me rappelle… Ma tête rythmant. Quelle marche lasse le long des jours d’Europe où parfois apparaît un jazz orphelin qui sanglote sanglote sanglote. *** Ce poème est placé sous le signe du souvenir, souvenir de l’enfance heureuse du poète dans son village natal. Le Sénégal est un pays côtier qui a été très tôt abordé par les européens. La ville de Saint-louis a été créée en souvenir du roi Louis XIV de France. Quant à Joal, le navigateur, l’explorateur dénommé Senghor Albis arriva dit-on dans le village F Sagna où, ajoute-t-on il fut bien accueilli et fêté. Il y aurait été si bien aimé que l’éminent notable ledit village prit pour une raison ou une autre le patronyme Senghor. En voulant secrètement faire plaisir à sa femme appelée Johana Albis en lui offrant un cadeau, le navigateur aurait baptisé ledit village du nom qui sera désormais célèbre : il l’aurait appelé " Joal" (nom composé de syllabes initiale des noms johanna et Albis, C'est-à-dire Jaoal qui a donné Joal.) "Signares", titre de noblesse désignent ces mulâtresses vivant maritalement avec les européens, dégagent une sensation de fraîcheur traduite par "l’ombre verte" il s’agit là d’une transposition de la couleur des feuilles sur les Signares, les arbres étant remplacés par l’ombre, impression de fraîcheur mais aussi de calme, l’ombre verte est un phénomène qui se produit seulement dans l’esprit du poète ; Le regard des signares est un regard rêveur "yeux surréels". L’intérêt du poème réside surtout dans les impressions visuelles qui s’en dégagent. Les couleurs sont vives, ce sont celles de l’occident, donc du couchant au moment où les couleurs du soleil sont les plus belles, couleur s à dominantes oranger, rouge, jaune. Autant les couleurs du couchant sont vives autant le Roi Koumba N’Dofène voulait un manteau de la même couleur. "Les fastes du couchant" traduisent le désir légitime de Koumba N’Dofène d’être un roi prestigieux à la tête d’un royaume d’abondance. "Les festins funèbres " rappellent l’idée de sacrifice mais aussi de fête ; l’un et l’autre donnent lieu à des chants de griots, à la musique. Ce sont les chants et les danses qui traduisent la joie de vivre du noir. Dans les croyances ancestrales africaines, les cérémonies funèbres sont l’occasion de fêtes où dominent la ripaille et la beuverie parce que croit-on le mort va renaître en un enfant, car seul le corps l’enveloppe charnelle qui est le temple de l’esprit meurt et non l’esprit. Les sacrifices ont pour but de faciliter la réincarnation de l’âme qui erre à la recherche d’un corps nouveau pendant quarante (40) jours. Une réincarnation heureuse est fonction de la quantité, de l’abondance du sang des victimes sacrifiées. Ces sacrifices sont aussi l’occasion de querelles car chacun se précipite pour avoir les meilleurs morceaux de viande car (la viande est toujours partagée entre les assistants aux funérailles. Il s’agit de querelles proprement dites et le vainqueur, le plus ou le plus rapide est récompensé des meilleurs morceaux. Il ne s’agit pas d’un recueillement triste lors de ces cérémonies, mais de réjouissances car la mort n’est qu’une transition. Alors la musique est la bienvenue. Il s’agit de rhapsodies, ces compositions musicales qu’entonnent en chœur de nombreux chanteurs ou chants traditionnels et chants catholiques "tantum ergo" se côtoient. Il n’a donc pas de séparation entre les confessions religieuses. C’est la tolérance religieuse. La procession ou défilé des choristes danseurs se tenant par la main fait penser à un arc de triomphe. La danse des filles nubiles, des jeunes filles en âge de se marier est une exhibition de la beauté de ces jeunes corps fermes, pleins de grâce et de beauté. Elle est bien sûr différente de celle des femmes mariées. " Les chœurs de lutte-Oh ! la danse finale des jeunes hommes…" : le vers traduit tout l’admiration du poète pour ces pas de danse virils, d’où s’échappe toute la virilité de ces adolescents pleins de grâce, ces Adonis " le buste penché et élancé" traduit la morphologie athlétique des danseurs. C’est la danse, qui clôt la cérémonie. En Afrique traditionnelle tout est prétexte à réjouissance : funérailles, mariage, circoncision… Le chant entonné par ces superbes athlètes est entrecoupé de cris de joie d’encouragement " Kor Siga". " Je me rappelle", je me rappelle "le poète est envahi par le flot intarissable de souvenirs plus heureux les uns que les autres. Leur affluence empêche l’auteur de les citer tous. Tandis que le royaume d’enfance du poète est idyllique, son exil par opposition devient très ennuyeux. Ma tête rythmant… " Suggère la fatigue du poète qui apparaît dans la " marche basse " et est consécutive à la nostalgie du poète qui n’est plus en rapport avec sa terre natale que par le souvenir. Et le jazz orphelin parce que coupé de ses racines africaines ajoute à la tristesse du poète exilé par ses sanglots répétés. A l’image de Senghor, Léon Gontran Damas dans le poème que nous allons étudier, aborde deux caractères essentiels de la poésie négro-africaine qui ont valeur de thème à savoir la joie frénétique des nègres avant l’arrivée des envahisseurs, souffrances te deuil des populations envahies. Pour présenter ce poète Guyanais, nous faisons appel, à la préface de son recueil de poèmes intitulé Pigments-Névralgie par Robert Goffin : " Ce qui m’émeut c’est le battement de cœur de l’Afrique Déracinée qui, au bout du carcan de la servitude affirme Plus que jamais sa profonde vitalité créatrice ! C’est pour cela que je crois au genre noir. En affirmant la pérennité de la terre mère dans un sentiment De race qui n’a rien à avoir avec le racisme, avec la vanité Il constitue une sorte de revanche et de justification sur La bestialité et l’épaisseur des peuples carnassiers et Exploiteurs que je méprisse. J’avais le premier entendu la plainte tissé de Tam-tam et de soleil que Buddy Bolden avait Retrouvée dans sang, après deux siècles d’exil, Un jour qu’il jouait du poston dans un parc de la Nouvelle Orléans. Et immédiatement tous ceux de L’Afrique avaient retrouvé l’héritage perdu ! Et pour la Première fois, je tâtais le pouls d’une nouvelle grandeur humaine. Mais en voilà assez ! J’attendais un message Des frères noirs de langue et de culture française, Ces fils du rythme africain, qui a ensorcelé tout le Contient au- delà de l’atlantique ! J’avais été charmé par Jacques Roumain et Aimé Césaire, Mais aujourd’hui le bonheur m’est donné de communier Avec le premier des poètes noirs, qui venu des Guyanes apporte À l’Europe et au domaine français ses incantations de courage Et de résistance au nom de sa race exploitée. Il l’anoblit de Ses chants revendicateurs. Il livre sa colère en mot de feu. Je brasse son émoi en poèmes qui expriment l’âme noire elle-même. J’avais salué l’art nègre des sculpteurs anonymes, comment ne tressaillirais-je pas aux puissances verbales de Damas dont les mots en prise directe viennent tout droit du cœur de cette Afrique déracinée ? Il est un héros de cette race d’hommes des yeux que j’aime et qui est au centre de ma raison de vivre ! Je salue en Damas le frère flamboyant du grand Louis Armstrong et de ceux qui brûlaient du génie de la Négritude, ouvrent une nouvelle aurore poétique sur une humanité meilleure" *** Ils sont venus ce soir Ils sont venus ce soir où le tam tam roulait de rythme en rythme la frénésie des yeux La frénésie des mains La frénésie des pieds de statues DEPUIS Combien de MOI MOI MOI sont morts depuis qu’ils sont venus ce soir où le tam tam roulait de rythme en rythme La frénésie (1) Pigments / Névralgies- Recueil de poème de Damas page 13, 1966 des yeux La frénésie des mains La frénésie des pieds de statues * * * Le poème est un vivant tableau. Il esquisse de manière assez suggestive une scène habituelle de la vie collective des autochtones au moment de l’arrivée des envahissements européens. Il est également le récit succinct d’un évènement à la fois dramatique et sinistre. Comme tableau il évoque en quelques touches picturales une scène ludique aux fins soit ludiques, soit d’ordre initiaque et rituelles. En tout cas on y voit l’évocation brève du type de scènes assez populaires en Afrique noire qui participent des organisations récréatives et animent les soirs ou les nuits de claire de lune dans les milieux collectifs traditionnels à population essentiellement paysanne. Cette scène est suggérée par le rythme endiablé du jeu de tam-tam (le tam-tam roulait de rythme en rythme) par l’enthousiasme des actants (danseurs et batteurs) traduit par "frénésie des yeux", "par l’affluence de la foule et la participation effective soit de danseurs expérimentés dans le jeu des mains, soit de spectateurs bénévoles qui rythment le de batterie en battant des mains " La frénésie des mains" ; enfin par la particulière vigoureuse prestation de danseurs émérites entrés en scène et exécutant des pas de danse entraînants la frénésie des pieds de statues). A travers ce tableau scénique, c’est un aspect important de la civilisation noire qui est suggéré dans la mention expressive d’éléments ludiques à valeur culturelle et qui sont le tam-tam, le rythme endiablé des mouvements exécutés, la cadence frénétique des pas de danse. Mais la scène esquissée dans le poème est plus qu’un tableau, elle est le bref récit d’un évènement, l’évocation littéraire d’un drame historique, l’aperçu du malheur des populations envahies et massacrées " ils sont venus ce soir … depuis /combien de moi moi moi /sont morts depuis qu’ils sont venus ce soir " Les " moi " qui sont morts sont des noirs dont le poète assume la race et le destin. Il s’identifie à eux à cause de leur commune origine africaine. La mort de ces "moi" est une mort biologique résultant soit des affrontements sanglants consécutifs à l’invasion des autochtones par les nouveaux arrivants, soit des rebellions de populations opprimées, soit encore des dures conditions de vie connues par ces dernières après l’institution du travail forcé. Mais vu le caractère suggestif de l’art du poète visiblement très sensible, on peut penser que la mort des " Moi " est aussi une mort socio-ulturelle. Elle résulte de la domination de la culture locale par la culture de l’envahisseur. De toute façon le drame vécu eut pour conséquence directe l’effritement du taux démographique des contrées durement éprouvées par la domination, et cet effritement fut causé par la traite négrière des moi, la déportation des fils du pays, la nécessité de pouvoir en main d’œuvre à très bon marché l’Europe et les Amériques et les caraïbes Quant au rythme des vers il s’articule sur celui du battement de tam-tam, il est régi par lui. Ce rythme repose sur quelques faits de poétique ou de prosodie qui ont valeur d’élément indicatifs ou support de rythme. Dans ce court poème on relève essentiellement : - La disposition des vers en escalier:une telle disposition traduit chez le poète le souci d’isoler les mots comme pour les scander, de marquer les temps forts du rythme instrumental. - Le recours à des monosyllabes exploités à cet effet avec pertinence, moyen et procédé requis à l’occasion pour traduire la frénésie des organes sensoriels la vivacité de la cadence, la rapidité du rythme Le choix même des monosyllabes toniques, des syllabes aux voyelles éclatantes découle du soucis d’accélérer davantage l’allure comme pour précipiter la cadence dans le mouvement exécuté. - Le retour des phrases entières " ils sont venus ce soir … frénésie des pieds de statues" la reprise de tours brefs et expressifs dans la démarcation temporelle "depuis " ; depuis que , la répétition de mots courts aux syllabes toniques ( roulait, yeux, mains, pieds, frénésie, moi moi ) tous sont des ressources techniques propres à l’élaboration du rythme. Solde (1) J’ai l’impression d’être ridicule dans leurs souliers dans leur smoking dans leur plastron dans leur faux-col dans leur monocle dans leur melon J’ai l’impression d’être ridicule avec mes outils qui ne sont pas faits pour transpirer du matin jusqu’au soir qui déshabille avec l’emmaillotage qui m’affaiblit les membres et enlève à mon corps sa beauté de … J’ai l’impression d’être ridicule (1) Pigments Névralgies PP41-42-Léon Gontran Dams Edition Présence Africaines avec mon cou en cheminée d’usine avec ces maux de tête qui cessent chaque fois que je salue quelqu’un J’ai l’impression d’être ridicule dans leurs salons dans leurs manière leurs courbettes dans leurs multiples besoins de singeries J’ai l’impression d’être ridicule avec tout ce qu’ ils racontent jusqu’à ce qu’ils vous servent l’après- midi un peu d’eau chaude et des gâteaux enrhumés J’ai l’impression d’être ridicule avec les théories qu’ils assaisonnent au goût de leurs besoins de leurs passions de leurs instincts ouverts la nuit en forme de paillasson. J’ai l’impression d’être ridicule parmi eux complice parmi eux souteneur parmi eux égorgeur les mains effroyablement rouges du sang de leur civilisation. * * * Ce poème au titre assez évocateur de Damas est dédié à son ami Césaire. Le solde c’est la vente au rabais des marchandises n’ayant pas trouvé preneur à temps. Une marchandise soldée est une marchandise dévaluée. Le poème s’adressant aux parents du poète surtout à sa mère, traduit son insurrection contre cette dernière qui veut faire de lui un blanc n’ayant pour toute " blancheur" que l’accoutrement, le vernis, fabriquer un blanc à peu de frais. Dans une description de sa propre personne qui va des pieds à la tête le poète nous livre ses impressions la manière dont il se considère ainsi accoutré. Dans la première strophe qui est une suite d’énumérations par l’emploi de l’anaphore dans "leur", tous les attributs énumérés sont ceux de blanc. Il convient de souligner que l’adjectif possessif "leur", désigne le blanc. Le refrain "j’ai l’impression d’être ridicule " démontre l’obsession du poète à cause de ce ridicule accoutrement qui ne lui convient guère parce que n’étant pas fait pour un nègre, les souliers, le plastron, le faux col… sont surtout des attributs de la bourgeoisie européo occidentale. Et un nègre ainsi accoutré devient méconnaissable, maladroit et malaisé et pire l’auteur ne voit pas l’importance de tous ces artifices. La deuxième strophe est tout à fait celle du malaise du poète. Il faut commencer par les pieds qui souffrent à cause des chaussures auxquelles ils ne sont pas habitués. Il est fait une allusion à l’obligation faite à l’enfant par ses parents de passer toute la journée sans se défaire de ses attributs européens. A l’image des souliers les habits ont des effets néfastes sur la physiologie de ce jeune enfant dont le désir des parents d’en faire un assimilé a des effets dramatiques sur lui. A cela s’ajoute l’incompatibilité du jeune corps avec les habits qui l’empêchent d’autre part d’afficher sa beauté naturelle. Le poète poursuit la narration de son calvaire en comparant son cou à une cheminée d’usine ce qui suppose une grande rigidité au cou, sans aucune souplesse. Impossible de regarder ni à gauche ni à droite, conférant ainsi au poète une sort de raideur ridicule. En outre le chapeau melon est la cause principale de tourmanets atroces au niveau de la tête. Il porte un chapeau qui n’est pas fait sur mesure d’ où l’empressement de Damas de saluer les gens plus fréquemment de coutume afin d’avoir l’occasion d’enlever son couvre- chef. Comme si l’habillement européen inadapté à l’enfant ne suffisait pas il était exigé de lui de singer les manières européennes à savoir faire des révérences en saluant, enfin toutes manières n’ayant aucun rapport avec les habitudes noires. L’ impression générale du poète comme il le constate lui-même est comique à cause de la maladresse et de la rigidité consécutives aux pressions de ses parents de le faire ressembler partout les moyens à un blanc, alors qu’il n’aspire qu’à être un nègre dans toutes les attitudes. Dans la cinquième strophe absolue est faite au poète de s’exprimer comme le font les nègres. Il convient de l’exprimer à la manière des blancs conformément au désir des parents et même de prendre leurs habitudes alimentaires, le poète tourne en dérision ces habitudes en désignant le thé par " un peu d’eau chaude"accompagné de gâteau fait à partir du rhum. Il s’insurge contre le snobisme de sa mère. Le poète fin observateur perce le secret de l’éthno-centrisme du blanc qui adapte ses théories à son caractère (qualités et défauts autrement dit tout ce qu’il fait est nécessairement bon). Damas met à nu les travers de la civilisation blanche reposant en grande partie sur l’hypocrisie. Le raffinement, la morale du blanc ne sont qu’une légère couche en vermis qui s’effrite la nuit. Alors il laisse libre cours à sa débauche, s’y adonnant sans aucune retenue devant du coup semblable aux animaux "de leurs instincts ouverts la nuit en forme de paillasson ", l’instinct symbolisant l’animal ; et le paillasson la paillardise. Dans la dernière strophe Damas rejette toute idée d’assimilation, d’acculturation parce que ne voulant absolument pas ressembler au blanc avec son cortège de défauts en tout genres. Il achève son poème sur le constat que l’Europe est responsable devant l’humanité du plus haut tas de cadavres, allusion faite ici aux paisibles populations réduites aux travaux forcés ou simplement massacrées sans autre forme de procès " les mains effroyablement rouges du sang de leur civilisation " Ce poème est l’expression du rejet de la civilisation blanche qu’on lui a imposé et le regrain du début de chaque strophe donne à ce refus un caractère obsessionnel. A l’orée des années 1960, le monde des lettres africaines avait acquis ses lettres de noblesse. C’est l’époque où indépendamment de Présence Africaine fondée en 1999947, les Grandes Maisons d’éditions Parisiennes : Plon Julliard, le Seuil ne dédaignent pas d’ouvrir leurs portes aux jeunes écrivains du monde noir. Et ce n,’est pas sans doute un hasard si au Nigeria les fondateurs de la revue Black orpheus choisirent un titre qui faisait directement allusion au Célèbre Orphée Noir de Sartre publié en guise de préface à l’excellente Anthropologie de la Nouvelle poésie nègre et malgache par Senghor en 1948 D’ailleurs les première livraisons de Black Orpheus furent surtout consacrées à la traduction des écrivains africains antillais de langue française. Il est absolument indispensable de mentionner qu’en 1960 aussi au terme de près d’un siècle de domination coloniale, parfois davantage dans le cas de l’Algérie, le continent africain s’éveille à la liberté et accède enfin à l’indépendance, l’expression littéraire qu’elle émane du Maghreb ou d’ Afrique noire occupe déjà une place non négligeable dans le panorama des idées contemporaines. Quelques années auparavant, en 1956 le premier congrès international des écrivains et artistes noirs a rassemblée à Paris le gratin de l’intelligentsia du monde noir, réuni à la Sorbonne. A cette prestigieuse tribune se sont succédé des hommes venus d’Afrique, d’Amérique et des Caraïbes tels Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Richard Wright, Georges Lamming Jacques S. Alexis, Fratz Fanon, Jacques Rabemananjara … dont la plupart ne sont pas à proprement parler, des inconnue dans le monde des lettres et des arts et qui tous s’accordent pour revendiquer une bonne décolonisation aussi sur le plan politique que culturel. Le même langage sera d’ailleurs repris à Rome en 1959 à la faveur du deuxième Congrès International des écrivains et artistes noirs. Pour des hommes comme Césaire l’un des pionniers de la Négritude avec Senghor et Damas, il s’agit avant toute chose d’accorder aux hommes de culture du monde noir, c’est ainsi que se désignent les intellectuels nègres, la place qui leur revient légitimement dans le processus de décolonisation dont l’aboutissement politique est désormais très proche. On est donc loin de la prise de conscience nègre qui au tournant des années 1934-1935 avait conduit Senghor et se amis à s’opposer au nom des valeurs de civilisation noire à la politique d’assimilation ; cela fera prendre conscience à Césaire " qu’il n’y aurait de salut qu’à la condition de s’accepter en tant que nègre "(1). Pour atteindre ce but il lui fallait un moyen d’action qu’est la lutte : " je pousserai d’une telle raideur de grand cri nègre que les assises du monde en seront ébranlées"( 2) . Et Senghor d’ajouter " je déchirerai les rives banania sur tous les murs de France". *** (1) Aimé Césaire, le Nègre inconsolé par Roger Toumson (2) Cahier d’un retour au pays natal publié en 1947



26/06/2011
0 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 130 autres membres