« Le prochain président sénégalais ne doit pas s’installer au pouvoir pour régner ou s’enrichir »
Entretien avec Pape Samba Kane, politologue sénégalais et éditeur du quotidien "Le Populaire"Le nouveau ministre des Elections Cheikh Gueye, nommé ce mardi par le président Abdoulaye Wade pour organiser les élections présidentielles de 2012, a promis d’appliquer la loi électorale afin de garantir un déroulement transparent des élections. Cependant, cette nomination est vivement décriée par l’opposition qui reproche au pouvoir de ne pas l’avoir consultée. Le politologue Pape Samba Kane décrypte l’une des plus graves crises sociales que connaît actuellement le pays.
blog4ever.com : Le ministre des
Elections Cheikh Gueye est décrié par l’opposition qui le considère
trop proche du pouvoir. Cette dernière réclame une personnalité neutre
pour ce poste. Pourquoi le président Abdoulaye Wade a procédé à cette
nomination sans demander l’avis de l’opposition qui avait demandé à
être consultée ?
Pape Samba Kane : Encore une fois, c’est une façon pour
lui de montrer qu’il fait ce que bon lui semble. C’est une habitude
chez Wade de décider de tout. Il semble oublier que les gens préfèrent
la concertation. Il a eu l’avantage d’être arrivé au pouvoir par la
voie des urnes. Par conséquent, c’est à lui de faire en sorte que son
successeur arrive au pouvoir dans les mêmes et les meilleures
conditions qui soient.
blog4ever.com : Depuis l’accession
d’Abdoulaye Wade à la tête du pays, la contestation à son encontre n’a
jamais été aussi vive qu’en ce moment. A-t-il malgré tout des chances
de remporter l’élection présidentielle ?
Pape Samba Kane : Ses chances de remporter la
présidentielle ne sont pas les mêmes qu’en 2007, bien que le candidat
sortant ait toujours une bonne position en général. La présidentielle
sénégalaise n’a jamais été aussi ouverte. Le fait que le président Wade
ait voulu modifier le système politique sénégalais en voulant faire
passer son ticket présidentiel, qui prévoyait que le président puisse
être élu à 25% seulement au premier tour et qu’il puisse dans la foulée
nommer un vice-président, ne lui a pas été favorable. Cela fait déjà
onze ans que Wade est au pouvoir. Son bilan politique s’est avéré
décevant pour de nombreux Sénégalais. Le charme est complètement rompu.
Et je ne vois pas comment il pourrait à six mois des élections
présidentielles reconquérir l’électorat. Si le président Wade est en
situation délicate, il n’y a pas en face de lui quelqu’un qui puisse
aisément lui faire obstacle comme lui l’était lors de la bataille
présidentielle contre Abdou Diouf. La coalition de l’opposition Bennoo
Siggil Sénégal est composée de plusieurs partis dont les leaders sont
présidentiables. Mais pour le moment, aucune personnalité ne se
détache. Benoo travaille actuellement pour trouver plusieurs formules
et un candidat à opposer à Wade. Certains au sein de la coalition ont
évoqué la possibilité de proposer pour le premier tour plusieurs
candidats pour en choisir un qui puisse affronter le candidat du
pouvoir une fois arrivé au deuxième tour. Une stratégie qui pourrait se
révéler efficace. Je pense que dans cette coalition le candidat unique
a souffert d’une mauvaise présentation. L’opposition, que Wade narguait
en lui demandant de présenter un candidat unique, refuse de suivre un
calendrier qui leur est imposé par le chef de l’Etat. Ils estiment que
c’est à eux d’établir leur propre calendrier.
blog4ever.com : Les leaders de
l’opposition sénégalaise tels que Macky Sall, Moustapha Niasse et
Idrissa Seck sont-ils en mesure d’accéder à la tête du pays face à
Abdoulaye Wade qui est bien décidé à préserver son fauteuil
présidentiel ?
Pape Samba Kane : Quand Wade affirme qu’il ne voit pas
qui peut se présenter après lui, c’est insultant pour tous les autres
candidats. Idrissa Seck est un ancien Premier ministre. Il a effectué
de grands travaux dans sa région natale, Thiès. Il comptait d’ailleurs
poursuivre ce projet dans chaque région du pays. Mais il en été empêché
lorsqu’il a été éjecté du gouvernement. Moustapha Niasse est aussi une
grande figure politique. Il a été Premier ministre deux fois. Il est
consultant international au sein de l’ONU. Il y a également Tanor
Dieng, le secrétaire général du parti socialiste (PS), qui est
actuellement l’un des partis les plus importants du pays. Macky Sall
est aussi un ancien Premier ministre de Wade. C’est d’ailleurs en
réalité lui qui a sorti de terre le programme de reconstruction des
infrastructures dont Wade prétend être à l’initiative. Que faut-il
demander de plus à un éventuel futur président ? Le prochain président
sénégalais sera un homme d’appareil. Un grand gabarit.
blog4ever.com : L’opposition multiplie
les marches pour réclamer le retrait de la candidature d’Abdoulaye Wade
à l’élection présidentielle. Elle l’accuse de ne pas respecter la
Constitution qui ne lui permet pas d’effectuer un troisième mandat.
C’est étrange que Wade, à l’initiative de cette loi qui limite le chef
d’Etat à deux mandats, soit revenu sur sa propre décision…
Pape Samba Kane : L’autre handicap de Wade est bien la
Constitution qui ne lui permet effectivement pas de se représenter à
nouveau. C’est d’autant plus étrange qu’il semble lui-même reconnaître
le déni de sa propre parole. En effet Wade est l’instigateur de la
Constitution. C’est lui-même qui a proposé par référendum aux
Sénégalais de limiter le mandat présidentiel à deux. Au lendemain des
élections de 2007, il avait été interrogé par un journaliste à ce
propos et avait répondu : « J’ai bloqué mon mandat à deux, donc je ne
peux plus me présenter en 2012 ». D’où le fameux : « Ma waxoon,
waxéet », un proverbe sénégalais en wolof, qui signifie littéralement
« J’avais dit (que je ne me représenterai plus), je me suis dédit »,
qu’il a utilisé lors de son discours le 14 juillet pour expliquer sa
décision.
blog4ever.com : Comment expliquez-vous
que Wade ait pu réunir 3 millions de personnes, selon les chiffres
donnés par la police sénégalaise, lors de son meeting samedi dernier à
Dakar alors que l’opposition, qui manifestait quelques mètres plus
loin, a rassemblé seulement 50 000 personnes selon ses organisateurs ?
Pape Samba Kane : Il ne faut pas se fier aux chiffres
avancés par la police qui sont complètement absurdes. Il y a une
impossibilité matérielle à réunir trois millions de personnes sur une
rue, celle sur laquelle se tenait le meeting du chef d’Etat est large
de 30 m. C’est mathématiquement impossible. Il aurait fallu qu’elle
soit large de 83 kilomètres au moins pour qu’il y ait eu de la place
pour tout ce monde. Le pouvoir sillonne régulièrement les régions pour
distribuer de l’argent à un nombre considérable de personnes en échange
de leur présence aux meetings. Il prévoit un nombre important de cars "
Diaga Ndiaye" (Ce sont ces vieux cars qui circulent dans tout le
Sénégal et dont les tarifs sont très abordables, ndlr) pour transporter
tout ce monde à Dakar. Ce sont des moyens employés pour impressionner.
Ces cars sont d’ailleurs la preuve que le chef d’Etat n’a pu réunir 3
millions de personnes lors de ce meeting puisqu’il aurait fallu 83 330
cars au total pour les transporter. Or, au Sénégal il n’y a que 30 000
" Diaga Ndiaye". D’ailleurs le pouvoir, qui affirmait que la
mobilisation de l’opposition avait échoué, n’a pas apprécié le fait que
l’Agence France Presse ait indiqué qu’elle avait réuni 50 000 personnes
(le Sénégal a d’ailleurs demande à l’agence de faire un démenti, ndlr).
En réalité, je pense que les deux meetings ont dû réunir environ 45 000
personnes.
blog4ever.com : Beaucoup de Sénégalais
soupçonnent l’entourage d’Abdoulaye Wade d’avoir une influence négative
sur lui. Ces soupçons sont-ils fondés ?
Pape Samba Kane : Il n’y a aucun chef d’Etat au monde qui
soit complètement à l’abri de la manipulation de son entourage. Nos
chefs d’Etats ont un tel pouvoir que vouloir tout mettre sur le compte
de cet entourage pourrait être une erreur. L’influence la plus grande
que subit Wade est celle de son fils. Depuis qu’il est entré dans la
vie politique sénégalaise, Karim Wade est le principal problème
d’Abdoulaye Wade car il cristallise le mécontentement populaire,
les angoisses, et la question de la succession de son père. Il est en
grande partie responsable de l’éjection d’Idrissa Seck de la tête du
gouvernement. C’est un tournant dans la mesure où son remplacement
n’avait pas été préparé au préalable. Résultat : depuis cette période,
le pouvoir n’a pas connu la tranquillité et la sérénité. Selon le
quotidien La Gazette, entre 2001 et 2008, 1082
milliards de FCFA sont passés entre les mains de Karim Wade, soit plus
de 40% du budget de l’Etat. C’est difficile à concevoir pour quelqu’un
qui a à peine quarante ans et n’a pas d’expérience gouvernementale.
Beaucoup de Sénégalais estiment que c’était à Karim de dire à son
père : « Papa ne me donne pas tous ces pouvoirs car cela risque de te
poser des problèmes ».
.blog4ever.com : Les conditions de vies
des Sénégalais se sont fortement détériorées ces dernières années, ce
qui explique le mécontentement populaire à l’encontre du pouvoir. Quels
sont les priorités auxquelles devra s’attaquer le prochain chef d’Etat
pour répondre à leurs attentes ?
Pape Samba Kane : Les secteurs prioritaires actuellement sont : l’éducation, la santé, l’alimentation, l’emploi des jeunes, les problèmes d’électricité.
Au moment où je vous parle (mardi 26 juillet 2011), depuis 11h du matin
le courant a coupé. Et pourtant je vis dans un quartier qui est loin
d’être démuni. Hier, il n’y avait plus d’électricité durant toute la
moitié de la nuit. Nous utilisons des groupes électrogènes pour faire
face à ce problème. Le prochain président ne devra pas se prendre pour
le messie et promettre de régler tous les problèmes. Il ne doit pas
s’installer au pouvoir pour régner ou s’enrichir. Il doit penser que
demain, après lui, un autre viendra pour continuer son travail. Les
peuples ne travailleront jamais si ceux qui sont au sommet ne
travaillent pas. Il vaut mieux avancer pas à pas dans différents
secteurs plutôt que de faire une grande avancée dans un domaine
particulier et délaisser le reste. Cela ne sert à rien par exemple de
faire de grands progrès en matière de santé et délaisser le secteur de
l’alimentation. Ou encore ériger de grands bâtiments, construire des
routes et laisser de côté les autres secteurs. Il faut un juste milieu.
La manière dont les gens survivent au Sénégal est terrible. Manger
trois repas par jour est devenu un luxe. Dans certains quartiers,
considérés comme aisés comme le quartier des Plateaux, les gens
achètent du pain kebab qu’il trempe dans du lait en guise de diner. Le
pouvoir se paie nos têtes en clamant que le Sénégal est un pays
émergeant. Et c’est cela qui est dangereux ! Allez vous promenez les
samedis soirs dans les rues de Dakar, vous verrez des gens porter des
tee-shirts à l’effigie de Wade offerts lors des meetings : il les porte
tout simplement parce qu’ils n’ont rien à se mettre. Les Sénégalais
n’aiment pas le misérabilisme. Ils s’habillent bien même s’ils sont
pauvres. Ils cirent leurs chaussures, repassent leurs chemises,
costumes, robes... Ils se parfument et sortent pour au final prendre un
car rapide à 45 FCFA (moins de 10 centimes d’euros . Le "Depeul depeul"
- la débrouillardise – est devenu un sport national. Les gens se
démènent pour survivre car ils n’ont rien à se mettre sous la dent blog4ever.com : Selon vous les
difficultés que rencontrent les Sénégalais ont-ils été aggravés par
l’arrivée au pouvoir d’Abdoulaye Wade où sont-ils le résultat d’une
mauvaise gestion du pays bien avant son accession à la tête du pays ?
Pape Samba Kane : Le pouvoir actuelle n’a pas fait
énormément de choses qui puissent prouver qu’il ait fait mieux que le
parti socialiste qui était auparavant à la tête du pays. Wade se vante
d’avoir construit les routes mais depuis son accession à la tête du
pays, sur 2 000 km de routes, il n’en a construit que 100. Le PS a fait
son temps. On peut penser que le pouvoir actuel était suffisamment en
mesure de tirer des leçons de ces prédécesseurs, arrivés à la tête du
pays après le départ des colons qui ont tous laissé en pagaille. Ce que
les gens regrettent au Sénégal aujourd’hui, c’est le recul sur des
acquis fondamentaux, notamment sur la question des libertés par
exemple. Nous avions des acquis démocratiques. Tout cela a été remis en
question de façon brutale par des méthodes non démocratiques. Sous
Abdou Diouf, je n’ai jamais été convoqué une seule fois pour avoir
critiqué le pouvoir, pourtant je travaillais à l’époque dans le journal
satirique Le Cafard libéré. Sous Abdoulaye Wade,
j’ai eu à subir des interrogatoires de la police pour avoir évoqué les
changements ministériels. Autre exemple, le jeune rappeur du mouvement "Y’en a marre",
Thiat, a également été convoqué par la police pour avoir dit qu’un
vieillard de 85 ans, qui ment, n’est pas digne de diriger le pays. Ce
dernier n’a pourtant cité aucun nom même si tout le monde savait qu’il
faisait référence à Wade. Le pouvoir est venu avec l’idée de mâter la
liberté d’expression. D’autant plus que les affaires de corruption,
d’acquisition de biens à l’étranger, de détournement d’argent
auxquelles le pouvoir est mêlé n’a fait que renforcer la frustration et
le ras-le bol de la population sénégalaise. Sans compter le déclin dans
l’éducation : les universités de Dakar sont surpeuplées, les
enseignants toujours en grève. Lundi (25 juillet 2011) ; les étudiants
manifestaient encore. Les gens ont voté pour Wade car ils pensaient
qu’il aurait fait mieux que le PS en répondant à leurs attentes.
C’est-à-dire en réglant les problèmes liés à l’alimentation, au
logement, à l’emploi des jeunes, à l’approvisionnement en électricité
qui manque plus que jamais. L’espoir qu’ils portaient en lui s’est
évaporé.
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