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A Bordeaux, les Africaines prennent le pouvoir

 

Les femmes deviennent incontournables au sein de la diaspora africaine. Reportage à Bordeaux, avec le collectif Saveurs métisses.

Carnaval de Bordeaux le 1er mars 2009. AFP/PIERRE ANDRIEU

 

«On ne demande pas à être assistées, on est des battantes, on ne compte que sur nos propres forces!» Sous le regard approbateur de ses amies, Fatiha sourit avec malice. Toutes quatre sont plutôt fières d’elles. C’est ici, au centre social de Lormont Génicart, qu’elles ont installé leurs cuisines. Dans ce quartier de la banlieue bordelaise composé à 80% de logements sociaux, alors que le taux de chômage explose, leur petite entreprise de traiteur se développe à toute allure.

Tout en s'activant aux fourneaux, les membres du collectif Saveurs métisses racontent leurs parcours, souvent différents. Il y a vingt ans, Jackie tenait un salon de coiffure au Congo Brazzaville. «Moi, j'ai quitté l'Algérie en 2001, à cause des évènements, se souvient Khedoudja. Je voulais que mes enfants puissent grandir dans un environnement stable». Fatiha était professeur de littérature au Maroc. En arrivant à Bordeaux, en 2001, elle devient bénévole pour l'aide aux devoirs. Avec son diplôme en comptabilité, Hafsia gère les finances de l’association. C'est la plus ancienne: elle fréquente le centre social depuis qu'elle est toute petite.

Côté cuisine, cela se traduit par un fin mélange de traditions africaines et françaises. Dans leurs menus, le bœuf bourguignon côtoie le tajine et le baklava. Inventives, les quatre cordons bleus ont même imaginé un couscous aquitain, au canard et aux asperges. «Les gens ont adoré!», raconte Jackie.

Parrainées par un chef étoilé

Leur aventure culinaire a commencé il y a dix ans, autour de la table d'hôte solidaire du centre social. Avec d'autres femmes, elles assurent – bénévolement - les repas pour les artistes de passage à Bordeaux, lors des festivals. Elles y nouent une passion commune et une amitié profonde. En 2008, c'est le déclic. «On s'est dit, pourquoi ne pas monter notre propre entreprise?», raconte Khedoudja.

Avec le soutien du centre social, et de la mairie, elles apprennent à monter un dossier pour obtenir des aides, et enchaînent les formations, parfois au contact des plus grands. Le chef étoilé Jean-Marie Amat, impressionné par leur énergie et leur talent, est ainsi devenu leur parrain. L'an dernier, il les a accueillies pendant un mois dans son restaurant, le Château du Prince noir. «Travailler en équipe, gérer une cuisine et gagner du temps, on avait beaucoup de choses à apprendre», confie Khedoudja.

Depuis, par fidélité comme par manque de moyens, elles continuent à cuisiner au centre. «Mais on commence vraiment à se sentir à l'étroit. Et puis ici, on manque de fours, de frigos... alors vous imaginez quand on a des buffets de 400 personnes!», explique Jackie. Saveurs métisses ne fonctionne qu'au bouche-à-oreille, mais les grosses commandes affluent. En contrat unique d’insertion (CUI), les quatre cuisinières comptent bien réussir à se salarier. La prochaine étape ? Ouvrir leur propre restaurant à Lormont. « Si tout va bien, ce sera chose faite en 2012… », murmure la quinquagénaire.

«Femmes noires, mentalités blanches»

A l‘image de Saveurs métisses, de nombreux projets portés par les femmes issues de l’immigration émergent, depuis quelques années en Gironde. « Femmes noires, mentalités blanches » : c’est comme ça que les définit le Sénégalais Mar Fall. Dans son dernier livre (Présence africaine à Bordeaux, de 1916 à nos jours), le sociologue analyse la montée en puissance des femmes africaines dans la cité girondine.

Depuis quarante ans, il s’est beaucoup penché sur Le Bordeaux des Africains, nom d’un précédent ouvrage (1989). Mais à l’époque, les protagonistes sont surtout des hommes. Des ouvriers, artistes ou intellectuels qui ont laissé femmes et enfants au pays. Depuis, le regroupement familial a changé la donne. «Ce sont elles qui commandent, explique Mar Fall. Si vous sortez dans la rue à Bordeaux, qui vend ? Qui fait du business ? Elles.»

En Afrique aussi, les femmes travaillent, ce n’est pas nouveau. Les « Mama Benz » en sont le meilleur exemple. Ces redoutables commerçantes, ainsi surnommées pour leurs rutilantes Mercedes Benz, dirigent le commerce prospère du tissu sur les marchés de Cotonou et de Lomé. Seulement, en France, loin de la famille élargie à qui l’on doit rendre des comptes, le face-à-face avec leur mari a sans doute profité aux femmes.

«Pour moi, cela a été un véritable défi, raconte Khedoudja. J’ai du obliger mon mari à accepter ma nouvelle situation». Femme au foyer, elle s’est toujours occupée de ses enfants – les plus jeunes ont sept et dix ans -, tandis que son mari travaille en intérim sur des chantiers de construction. Avec Saveurs métisses, il lui arrive de rester au centre social jusqu’à trois heures du matin, s’il le faut, pour terminer une grosse commande. «Finalement, tout le monde s’est habitué à mon nouveau rythme, je prépare les repas à l’avance, on se débrouille», raconte la maman.

Rentrer au pays? Pas question!

Pour Mar Fall, les femmes africaines sont parvenues à obtenir «un statut beaucoup plus enviable ici que là-bas». Cette émancipation passe par une meilleure maîtrise des naissances, grâce au planning familial et à la contraception. Par un véritable activisme associatif, également, en luttant contre la pratique de la polygamie ou de l'excision.

C'est le cas de l'Union des travailleurs sénégalais de France (UTSF), dont trois quart des membres sont des femmes. Avec plus de mille cotisants, c'est la plus importante association de ressortissants africains en Gironde, précise l'universitaire Mar Fall. Pour faire entendre sa voix, l'UTSF organise chaque année une journée de la femme africaine. Et il y a Les Pagneuses, une compagnie de théâtre réservée aux membres féminins, qui allient l'utile à l'agréable. «Nous nous amusons beaucoup, mais c'est aussi une façon de faire de la sensibilisation, d'expliquer aux femmes qu'elles ont des droits», explique Jackie, qui cumule les talents de cuisinière et de comédienne.

Face à ces femmes puissantes, les hommes, dont le projet initial était souvent de rentrer au pays après quelques années, ont du se faire une raison. «Pour celles qui se sont battues, qui bossent et qui maîtrisent leur vie ici, il est hors de question de repartir», affirme Mar Fall. Et puis il y a les enfants, qui ont grandi ici. Logiquement, ils poursuivront également leurs études dans l'Hexagone. Un sourire en coin, le sociologue se souvient d'une conférence à laquelle il a participé, au début des années 1990. Face à la diaspora, il explique qu'il ne croit pas du tout au retour des familles dans leur pays d'origine. «Ca a déclenché un tollé. Les hommes n'étaient pas du tout d'accord. Et aujourd'hui, ils sont encore tous là!»

Celia Lebur



31/01/2012
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