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50 ans d'indépendance: La valeur des mots et la cruauté du réel

D’aussi loin que remontent mes souvenirs liés à ce mot, je ne vois qu’une cour d’école – Ecole Quartier –, des éclats de voix échappés des discussions d’adultes. C’était à Parakou, où écolier, je trainais souvent dans la salle des maîtres à l’affût d’un débat où les beaux mots étaient souvent utilisés. Car, j’étais friand de belles expressions, de belles envolées littéraires, de ces constructions heureuses qui donnent saveur unique à la langue française et qui inspirent de fort belles rédactions.

Ce jour-là, Maître Johnson parlait de l’indépendance avec, à la fois, un élan de contestation et de passion. Certes, ce mot, je le connaissais : à l’occasion de la fête du 1er aout, il passait dans toutes les bouches, hantait les émissions à la radio, se déclinait sur tous les tons dans les multiples cérémonies. Mais cette fois-ci – et peut-être parce que nous étions dans un espace consacré aux savoirs abécédaires – ce terme avait créé en moi une résonnance particulière.
Je ne l’avais jamais entendu auparavant, ce terme, connoté de la charge que lui conférait le vieil instituteur. On aurait dit qu’en l’articulant, il le rendait responsable des tares qui commençaient à gangrener la société en même temps que les transformations qui s’y étaient opérées. Pour la première fois, le Blanc n’était plus le monstre hideux responsable de notre mal-vie, mais il appartenait plutôt à un passé relativement lointain dont l’influence restait, sur nous, extrêmement limitée. Par ce seul fait, cette réflexion devenait le point d’ancrage d’un retour sur soi par rapport à ce mot. Le point d’ancrage, mais aussi le point d’ouverture et de questionnement. Et depuis plusieurs décennies, le même débat revient, revêtu de nouvelles situations, éclairé par de nouvelles réalités…
Au mois de mars 2010, le Secrétariat d’Etat à la Coopération m’invitait au Salon du Livre de Paris pour débattre du Cinquantenaire des Indépendances africaines. Sur un grand stand affecté à la thématique, deux écrivains de chaque pays, par ordre alphabétique, devraient se donner le change. J’étais en compagnie d’Olympe Bhêly-Quénum. On connaît notre aîné pour son goût de la provocation. La question qui me parut essentielle et que je nous ai posés était de savoir pourquoi la France paraît si contente de commémorer ces événements à l’affiche de laquelle son rôle reste peu flatteur. Pourquoi déployer de tels flonflons alors qu’il s’agit d’un fait historique qui implique rupture – donc souffrance – avec le colon, même si hypocritement, par un glissement de sens, celui-ci s’est déjà mué en « partenaire » ?La vérité de cet enthousiasme français est toute évidente, me semble-t-il: les indépendances africaines, mis à part la carte d’identité et les drapeaux, n’ont jamais existé. L’union franco-africaine qui était, pendant la décolonisation, la macrostructure ayant remplacé l’Empire, reste toujours opérationnelle, en tout cas, dans les faits. Pour les plus pessimistes, c’est plutôt elle qui a revêtu le boubou de la France-Afrique. Et qui dit France-Afrique parle des petits meurtres de la diplomatie parallèle, les états mis en coupe réglée par les dirigeants africains déjà trop contents de s’éterniser au pouvoir en échange des rackets opérés sur les ressources minières par les multinationales occidentales.
Car, cinquante ans après, le sur-place du continent noir, si ce n’est sa régression, se poursuit. Une régression provoquée essentiellement par ses élites, qu’elles soient politiques et intellectuelles.
L’élite politique d’abord : dans la mesure où elle détient matériellement la gestion et l’exercice du pouvoir – donc initiatrice des actions ayant impact direct dans la mobilisation, l’organisation et la répartition des ressources – semble ne pas prendre la mesure des enjeux du développement. Le fonctionnement de ces pouvoirs se définit principalement par leurs capacités à copter en leur sein des cercles concentriques qui leur sont dévoués. Bien sûr, pour huiler les rouages du système et lui permettre de se perpétuer, on « arrose à grande eau ». La prébende devient institutionnelle. Pas alors étonnant que les organes de contrôle (la cour des comptes, les différents services administratifs et même le parlement) ne deviennent, en fin de compte, que des institutions cosmétiques. Le peuple, pendant ce temps, continue de trimer.
 L’élite intellectuelle a aussi une part de responsabilité : productrice de pensées, elle a été longtemps associée à la gestion du pouvoir quand elle ne se présente pas comme une force de proposition. On se rappelle qu’au cœur de la lutte pour les indépendances, elle avait servi d’«éminence grise » aux leaders politiques et aux différents lobbies. Ce furent, pour la plupart, des enseignants et des médecins sortis de l’Ecole William Ponty de Dakar.
Certes, eux tous, ont fait valoir leurs idées, développé leurs utopies, milité dans les associations, créé même des partis politiques, mais leurs générosités, quand elles ne sont pas brisées par la toute puissance du système en place, sont noyées dans l’Appareil. C’est ainsi que beaucoup d’intellectuels, à défaut d’attendre que leurs idées germent, se rangent du côté du pouvoir et s’installent dans la « normalité ».
Mais l’autre fait qualifié de « trahison », c’est leur « désertion de l’armée », c’est-à-dire leur départ pour l’ancienne patrie colonisatrice. Ici, le ressenti des populations s’apparente à de la révolte : elles considèrent que le pays s’étant saigné pour leur formation, ces cadres se devraient de le servir, apporter leur technicité et former, à leur tour, la nouvelle génération. Ce sentiment est d’autant plus légitime que l’Afrique demeure à ce séjour le continent le plus spolié en matière de « cerveaux ». Sur 100 jeunes cadres envoyés en Europe pour être formés, à peine 20 reviennent au pays. Des statistiques nettement contraires pour les pays asiatiques qui, dans les années soixante, voyaient 90% de leurs jeunes revenir pour développer leurs pays. Nicolas Sarkozy, le président français, peut alors dire des Béninois que 1500 de leurs compatriotes officient comme médecins dans la seule île de France  (Paris et sa région). Un chiffre à peine équivalent au nombre de médecins exerçant au pays !
 Or, le Bénin comme les pays africains, importe, sous le sceau de l’aide à la coopération, des manitous de tout poil sensés lui apporter la technicité dont il manque cruellement. Il est vrai qu’avec la démographie galopante, les besoins, sur place, se sont accrus et les jeunes, impatients, sont devenus la tranche la plus importante de la population. Sur le milliard d’Africains que compte aujourd’hui le continent, six cent millions sont des jeunes de moins de seize ans. Des jeunes qui, le regard fixé sur l’Occident, se risquent à tout-va à l’aventure, espérant trouver là-bas une terre de relais pour leurs rêves.
Mais le besoin de se réaliser dans cet « ailleurs » est aussi dicté par des impératifs de survie. Les jeunes africains, plus que leurs frères des autres parties du monde, sont confrontés aux conflits meurtriers qui déchirent leurs pays. Dans une étude publiée par le sociologue et romancier congolais Bolya Bayenga (La Profanation des vagins : le viol comme armes de destructions massives, Paris, Le Serpent à plumes), il est révélé qu’en 2003, sur 54 pays africains, 20 étaient en instabilité chronique ou relative. Rébellions, guerres civiles, occupation partielle des territoires par des forces non-gouvernementales, inexistence de l’Etat, climat insurrectionnel. C’est une géographie de la crise qui s’étend des « Grands Lacs » à la « Corne de l’Afrique », de la zone sahélienne à l’Angola. Et si on y ajoute les génocides des Tutsis et des Darfouris, on imagine les champs de ruine et de désolation auxquels, légitimement, les jeunes africains veulent échapper.
Car, nul n’est besoin d’être Einstein pour savoir que, pour amorcer le développement bien avant toute vision politique, c’est d’abord et avant tout un espace pacifié, des populations mises en confiance. Or, pendant une dizaine d’années, les pays comme le Libéria, la Sierra Léone, la Guinée Bissau, la Côte d’Ivoire, le Soudan, le Mali, le Togo, le Niger, le Nigéria, le Tchad, la Centrafrique, la Somalie, l’Erythrée, le Congo, la RDC, le Burundi, le Rwanda, l‘Ouganda, l’Angola, ont subi des crises successives, provoquant déplacements massifs de populations. Parmi celles-ci, les jeunes, frange des bras valides, créateurs de nouvelles dynamiques, liant incontestable entre l’ancienne et la future génération. Jeter ces jeunes sur les routes abruptes de l’exil, c’est vendanger leurs rêves, déstructurer leurs psychismes ; bref, comme le dit Saint-Exupéry, c’est assassiner Mozart. D’ailleurs, ceux de ces Mozart qui tentent de résister ou qui n’ont pas le choix de l’exil, sont récupérés, étiquetés et transformés en machines à tuer ou en esclaves sexuels.
Mais alors, pourquoi ces crises à répétions ? Pourquoi, des décennies après les indépendances, les états africains sont confrontés à des conflits de tout genre qu’ils ont du mal à résoudre ? Mauvaise répartition des ressources ? Communautés, groupes ethniques marginalisés ? Ou revendications identitaires ? Certes, tous ces maux sont cités à l’infini, mais il y a un fait général dans lequel on peut tous les englober: la « mal-gouvernance », ce choléra qui plombe, en Afrique, la gestion des affaires publiques !

Mais il y a plus grave : l’intervention de la « main occulte », celle que les révolutionnaires désignent par « l’impérialisme aux mains gantées de sang». Si, dans les années soixante, l’omniprésence des états et gouvernements occidentaux dans ces conflits, est établie, aujourd’hui ce sont les multinationales – ces sociétés et groupes économiques aux mains d’entités nébuleuses – qui jouent ce rôle. Elles interfèrent, entretiennent l’une ou l’autre partie en conflits, si ce n’est les deux. Objectif : sauvegarder leurs intérêts quoi que cela coûte. Dans ce cas, on parlera volontiers des « diamants du sang » de la Sierra Leone et du Libéria, du « pétrole assassin » du Delta du Niger au Nigéria, du « Kantaga Western » en RDC. Ne pas surtout oublier, qu’en 1997, la guerre totale entre Lissouba et Sassou, où les avions de chasse, financés par la compagnie Elfe, avaient détruit Brazzaville et poussé sur les routes des millions de gens…
Alors, que dire après ce bilan-catastrophe ?
Se taire, s’emmurer dans le grand silence ? Ou se convaincre, qu’après ce demi-siècle désastreux, il faut, comme le pensent certains grands pères, admirateurs des colons, faire appel aux blancs ? Ou alors, se dire qu’on se moque de tout et laisser au hasard le soin de nous fabriquer un futur improbable ? En attendant, on peut danser le «coupé décalé », le « Ndombolo », ces nouveaux « indépendance chacha » de nos cinquante ans.

 



07/09/2010
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